Fatou Diome, Le Ventre de l'Atlantique (2005)
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INCIPIT
Il court, tacle, dribble, frappe, tombe, se relève et court encore. Plus vite ! Mais le vent a tourné : maintenant, le ballon vise l’entrejambe de Toldo, le goal italien. Oh ! Mon Dieu, faites quelque chose ! Je ne crie pas, je vous en supplie. Faites quelque chose si vous êtes le Tout-Puissant ! Ah ! Voilà Maldini qui revient, ses jambes tricotent la pelouse.
Devant ma télévision, je saute du canapé et allonge un violent coup de pied. Aïe, la table ! Je voulais courir avec la balle, aider Maldini à la récupérer, l’escorter, lui permettre de traverser la moitié du terrain afin d’aller la loger au fond des buts adverses. Mais mon coup de pied n’a servi qu’à renverser mon thé refroidi sur la moquette. A cet instant précis, j’imagine les Italiens tendus, aussi raides que les fossiles humains de Pompéi. Je ne sais toujours pas pourquoi on serre les fesses quand le ballon s’approche des buts. […]
Pourquoi je vous raconte tout ça ? J’adore le foot ? Pas tant que ça. Alors ? Je suis amoureuse de Maldini ? Mais non ! Je ne suis pas folle à ce point quand même. Je ne cours pas les vedettes et les étoiles me brisent la nuque. […]
Alors, puisque je n’écris pas une lettre d’amour à Maldini, pourquoi je vous raconte tout ça ? Eh bien, parce que tous les virus ne mènent pas à l’hôpital. Il y en a qui se contentent d’agir en nous comme dans un programme informatique, et le bug mental, ça existe.
Le 29 juin 2000, je regarde la Coupe d’Europe de football. L’Italie affronte les Pays-Bas en demi-finale. Mes yeux fixent la télévision, mon coeur contemple d’autres horizons.
Là-bas, depuis des siècles, des hommes sont pendus à un bout de terre, l’île de Niodior. Accrochés à la gencive de l’Atlantique, tels des résidus de repas, ils attendent, résignés, que la prochaine vague les emporte ou leur laisse la vie sauve.
Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Le Livre de Poche, 2005.
Niodior

Extrait 2 / L’Exilée
Salie, la narratrice du roman Le Ventre de l’Atlantique, est née, tout comme Fatou Diome, sur la petite île de Niodor, au Sénégal. Elle a quitté son pays natal pour rejoindre la France, et s’est installée à Strasbourg.
Voilà bientôt dix ans que j’ai quitté l’ombre des cocotiers. Heurtant le bitume, mes pieds emprisonnés se souviennent de leur liberté d’antan, de la caresse du sable chaud, de la morsure des coquillages et des quelques piqûres d’épines qui ne faisaient que rappeler la présence de la vie jusqu’aux extrémités oublié du corps. Les pieds modelés, marqués par la terre africaine, je foule le sol européen. Un pas après l’autre, c’est toujours le même geste effectué par tous les humains, sur toute la planète. Pourtant je sais que ma marche occidentale n'a rien à voir avec celle qui me faisait découvrir les ruelles, les plages, les sentiers et les champs de ma terre natale. Partout on marche, mais jamais vers le même horizon.
En Afrique, je suivais le sillage du destin, fait de hasard et d'un espoir infini. En Europe, je marche dans le long tunnel de la performance qui conduit à des objectifs bien définis. Ici, point de hasard, chaque pas mène vers un résultat escompté ; l'espoir se mesure au degré de combativité. Ambiance Technicolor, on marche autrement, vers un destin intériorisé, qu’on se fixe malgré soi, sans jamais s’en rendre compte, car on se trouve enrôlé dans la meute moderne, happé par le rouleau compresseur social prompt à écraser tous ceux qui s’avisent de s’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence. Alors, dans le gris ou sous le soleil inattendu, j’avance sous le ciel d’Europe en comptant mes pas et les petits mètres de rêve franchis.
Mais combien de kilomètres, de journées de labeurs, de nuits d’insomnie me séparent encore d’une hypothétique réussite qui, pourtant, va tellement de soi pour les miens, dès l’instant que je leur ai annoncé mon départ pour la France ? J’avance les pas lourds de leurs rêves, la tête remplie des miens. J’avance, et ne connais pas ma destination. J’ignore sur quel mât on hisse le drapeau de la victoire, j’ignore également les grandes eaux capables de laver l’affront l’échec.
Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Le Livre de Poche, 2005.
Extrait 3 / Madické
Le bruit de la télévision me sort de ma rêverie. Chaque fois que les reporters crient le nom de Maldini, un visage se dessine sur l’écran. A quelques milliers de kilomètres de mon salon, à l’autre bout de la Terre, au Sénégal, là-bas, sur cette île à peine assez grande pour héberger un stade, j’imagine un jeune homme rivé devant une télévision de fortune pour suivre le même match que moi. Je le sens près de moi. Nos yeux se croisent sur les mêmes images. Battements de cœur, souffle, gestes de joie ou de désarroi, tous nos signes émotionnels sont synchronisés la durée d’un match, car nous courons derrière le même homme : Paolo Maldini.
Là-bas donc, au bout du monde, je devine un jeune homme trépignant, sur une natte ou un banc archaïque, devant une vieille télévision qui, malgré son grésillement, focalise autour d’elle autant de public qu’une salle de cinéma. […]
Vous l’aurez compris, ce jeune homme est un supporter de l’équipe italienne et je vous interdis désormais de supporter une autre équipe, par respect pour lui. Le sort s’acharne : carton jaune contre Francesco Toldo, le goal italien, qui vient d’attraper le numéro 9 des Pays-Bas. Le jeune homme se lève, serre sa tête entre ses mains, en attendant la sanction qu’il connaît d’avance et qui ne tarde pas à s’abattre : penalty contre l’Italie. […] Ils risquent de prendre un but qui va briser le cœur de Madické ! C’est qui Madické ? C’est qui Madické ? Mais je n’ai pas le temps de vous expliquer, moi ! Un penalty, ce n’est pas une pause-café, ça part aussi vite qu’un pet de footballeur ! […]
A chaque faute des Italiens, il adopte un position religieuse. Juste avant la mi-temps, Maldini contexte les décisions de l’arbitre et se voit offrir un carton jaune en guise de goûter. Le sourire de Madické s’efface, il sait qu’un deuxième carton jaune équivaudrait à un rouge et éjecterait son idole du terrain. Inquiet, il écrase sa tête entre ses paumes : il ne voudrait pas voir son héros condamné au banc de touche. […] Transformant son désespoir ne interlocuteur, il hurle des phrases qui restent suspendues à la cime des cocotiers de Niodor et ne parviendront jamais aux oreilles de Maldini. Dévouée, je suis sa messagère : Madické et moi avons la même mère ; ceux qui savent aimer à cinquante pour cent vous dirons que c’est mon demi-frère, mais pour moi c’est mon petit frère, tout simplement.
Alors, dites à Maldini que ses cartons jaunes ou rouges sont trop lourds et m’écrasent le cœur. Dites-lui d’épargner sa peau, de garder ses côtes intactes, de ne pas recevoir le ballon sur le nez, de ne pas livrer ses jambes aux scies de l’adversaire. Dites-lui que mes gémissements sont au nombre des coups qu’il reçoit. Dites-lui que son souffle ardent me déchire les poumons. Dites-lui que je souffre de ses plaies et en porte les stigmates. Dites-lui surtout que je l’ai vu, à Niodior, courir sur le sable chaud derrière une bulle de rêve. (…) Alors, dites à Maldini son corps de lutteur, ses yeux noirs, ses cheveux crépus, son beau sourire et ses dents blanches. Ce Maldini-là, c’est mon petit frère englouti par son rêve.
Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Le Livre de Poche, 2005.
Extrait 4 / Idéalisation
En France, Salie finit par trouver un travail de femme de ménage. En outre, Salie a un frère, Madické. Celui-ci est resté au Sénégal. Il rêve de rejoindre sa sœur en Europe et devenir une star multimillionnaire du football.
N’oublie pas de regarder la finale du 2 juillet. Et, j’attendais. Qui peut encore oser dire que la distance libère ? Cette petite phrase avait suffi pour me plonger dans l’expectative et tout suspendre autour de moi. Mais, pour Madické, que pouvait-il se passer de plus important que ce match dans ma vie en France ? Au paradis, on ne peine pas, on ne tombe pas malade, on se pose pas de questions : on se contente de vivre, on a les moyens de s’offrir tout ce que l’on désire, y compris le luxe du temps, et cela rend forcément disponible. Voilà comment Madické imaginait ma vie en France. Il m’avait vue partir au bras d’un Français après de pompeuses noces qui ne laissaient rien présager des bourrasques à venir. M Même informé de la tempête, il n’en mesurait pas les conséquences. Embarquée avec les masques, les statues, les cotonnades teintes et un chat roux tigré, j’avais débarqué en France dans les bagages de mon mari, tout comme j’aurais pu atterrir avec lui dans la toundra sibérienne. Mais, une fois chez lui, ma peau ombragea l’idylle – les siens ne voulant que Blanche-Neige -, les noces furent éphémères et la galère tenace. Seule – entourée de mes masques et non des sept nains , décidée à ne pas rentrer la tête basse après un échec que beaucoup m’avaient joyeusement prédit, je m’entêtais à poursuivre mes études. J’avais beau dire à Madické que, femme de ménage, ma subsistance dépendait du nombre de serpillières que j’usais, il s’obstinait à m’imaginer repue, prenant mes aises à la cour de Louis XIV. Habitué à gérer les carences dans son pays sous-développé, il n’allait quand même pas plaindre une sœur installée dans l’une des plus grandes puissances mondiales !
Sa berlue, il n’y pouvait rien. Le tiers-monde ne peut voir les plaies de l’Europe, les siennes l’aveuglent ; il ne peut entendre son cri, le sien l’alourdit. Avoir un coupable atténue la souffrance, et si le tiers-monde se mettait à voir la misère de l’Occident, il perdrait la cible de ses invectives. Pour Madické, vivre dans un pays développé représentait en soi un avantage démesuré que j’avais par rapport à lui, lui qui profitait de sa famille et du soleil sous les tropiques. Comment aurais-je pu lui faire comprendre la solitude de l’exil, mon combat pour la survie et l’état d’alerte permanent où me gardaient mes études ? N’étais-je pas la feignante qui avait choisi l’Éden européen et qui jouait à l’éternelle écolière à un âge où la plupart de mes camarades d’enfance cultivaient leur lopin de terre et nourrissaient leur progéniture ? Absente et inutile à leur quotidien, à quoi pouvais-je servir, sinon à leur transvaser, de temps en temps, un peu de ce nectar qu’ils supposaient étancher ma soif en France ? Le sang oublie souvent son devoir, mais jamais son droit. Il me dictait sa loi. Ayant choisi un chemin complètement étranger aux miens, je m’acharnais à tenter de leur en prouver la validité. Il me fallait « réussir » afin d’assumer la fonction assignée à tout enfant de chez nous : servir de sécurité sociale aux siens. Cette obligation d’assistance est le plus gros fardeau que traînent les émigrés. Mais, étant donné que notre plus grande quête demeure l’amour et la reconnaissance de ceux que nous avons quitté, le moindre de leurs caprices devient un ordre.
Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Le Livre de Poche, 2005.
Extrait 5 / La vie rêvée
Enfant, Madické aimait avec ses camarades écouter les parole de l’homme de Barbès, ancien exilé revenu au Sénégal.
Au clair de lune, à la fin des matchs diffusés à la télé, l’homme de Barbès trônait au milieu de son auditoire admiratif et déroulait sa bobine, l’une de ses épouses passant à intervalles réguliers pour servir le thé.
- Alors, tonton, c’était comment là-bas, à Paris ? Lançait un des jeunes. [...]
- C’était comme tu ne pourras jamais l’imaginer. Comme à la télé, mais en mieux, car tu vois tout pour de vrai. Si je te raconte réellement comment c’était, tu ne vas pas me croire. Pourtant, c’était magnifique, et le mot est faible. Même les japonais viennent photographier tous les coins de la capitale, on dit que c’est la plus belle du monde. J’ai atterri à Paris la nuit ; on aurait dit que le bon Dieu avait donné à ces gens-là des milliards d’étoiles rouges, bleues et jaunes pour s’éclairer ; la ville brillait de partout. Depuis l’avion qui descendait, on pouvait imaginer les gens dans leurs appartements. J’habitais dans cette immense ville de Paris. Rien que leur aéroport, il est plus grand que notre village. Avant, je n’avais jamais pensé qu’une si belle ville pouvait exister. Mais là, je l’ai vue, de mes propres yeux. La tour Eiffel et l’Obélisque, on dirait qu’ils touchent le ciel. Les Champs-Élysées, il faut une journée, au moins, pour les parcourir, tellement les boutiques de luxe, qui les jalonnent, regorgent de marchandises extraordinaires qu’on ne peut s’empêcher d’admirer. Puis, il y a de très beaux monuments historiques, par exemple l’Arc de Triomphe, car il faut savoir que les Blancs sont orgueilleux ; et comme ils sont riches, ils érigent un monument au moindre de leurs exploits. Cela leur permet aussi de se souvenir des grands hommes de leur histoire. D’ailleurs, pour ceux-là, ils ont un cimetière de luxe, le Panthéon : un prince pourrait y vivre, dire qu’ils y mettent des morts ! Et puis, leur Dieu est si puissant qu’il leur a donné des richesses incommensurables ; alors, pour l’honorer, ils ont bâti des églises partout, de gigantesques édifices d’une architecture étonnant. La plus illustre d’entre elles, la cathédrale Notre-Dame de Paris, est connue dans le monde entier : treize millions de visiteurs par an ! A côté, notre mosquée a l’air d’une cabane. Il paraît que les grandes mosquées de Dakar et de Touba sont très belles. Je ne les ai pas visitées. C’est marrant, je connais Paris, alors que je ne connais même pas Touba. Des parisiens venus en vacances au Sénégal m’ont dit que la mosquée de Touba est l’une des plus belles d’Afrique. Un jour j’irai la visiter, inch’Allah.
- Et la vie ? C’était comment la vie, là-bas ?
Les jeunes auditeurs n’avaient cure de ses digressions. Ils voulaient qu’on leur parle de là-bas. […]
- Ah ! La vie, là-bas ! Une vraie vie de pacha ! Croyez-moi, ils sont très riches, là-bas. Chaque couple habite, avec ses enfants, dans un appartement luxueux, avec électricité et eau courante. Ce n’est pas comme chez nous, où quatre générations cohabitent sous le même toit. Chacun à sa voiture pour aller au travail et amener les enfants à l’école ; sa télévision, où il reçoit des chaînes du monde entier ; son frigo et son congélateur chargés de bonne nourriture. Ils ont une vie très reposante. Leurs femmes ne font plus les tâches ménagères, elles ont des machines pour laver le linge et la vaisselle. Pour nettoyer la maison, elles ont juste à la parcourir avec une machine qui avale toutes les saletés, on appelle ça l’aspirateur, une inspiration et tout est parti. Bzzz ! Et c’est nickel ! Alors, elles passent leur temps à se faire belles. Elles mettent des jupes, des robes courtes, des pantalons et des talons à toute heure de la journée. Elles portent de beaux bijoux, comme ceux que j’ai ramenés pour mes épouses. Et puis, elles aussi sont riches, elles n’attendent pas qu’un homme les nourrisse ou les loge. […] Là-bas, le samedi, on va faire les courses en voiture, dans de très beaux marchés couverts, des supermarchés, où on trouve tout ce qu’il est possible d’imaginer, même de la nourriture déjà cuite, tu n’as plus qu’à la manger. […] Ils mangent peu de céréales, pas comme chez nous du riz à tous les repas. […] Bien sûr, ils ont toutes sortes de boissons pour accompagner leurs repas. Et tout le monde vit bien. Il n’ont a pas de pauvres, car même à ceux qui n’ont pas de travail l’État paie un salaire : ils appellent ça RMI, le revenu minimum d’insertion. Tu passes la journée à bâiller devant ta télé, et on te file le revenu maximum d’un ingénieur de chez nous ! Afin que les familles gardent un bon niveau de vie, l’État leur donne de l’argent en fonction du nombre d’enfants. Alors, plus ils procréent, plus ils ramassent. Chaque nuit d’amour est un investissement ! J’avais un voisin qui ne travaillait pas, ses deux femmes non plus, mais avec ses dix enfants, tous déclarés au nom de la première, il gagnait plus que moi qui travaillais. Les Blancs n’auraient pas besoin de travailler s’ils faisaient beaucoup d’enfants, mais ils n’aiment pas en avoir autant que nous autres. Là-bas, tout le monde peut devenir riche, regardez tout ce que j’ai maintenant. Là-bas, on gagne beaucoup d’argent, même ceux qui ramassent les crottes de chiens dans la rue, la Mairie de Paris les paie. Tout ce dont vous rêvez est possible. Il faut vraiment être un imbécile pour rentrer pauvre de là-bas.
La lune traversait lentement le ciel de Niodor, hypnotisant les cocotiers, ralentissant le souffle des humains épuisés par une longue journée passée à tenter de survivre.
Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Le Livre de Poche, 2005.
Extrait 6 / La puissance des masques
Suite du récit de l’homme de Barbès.
La nuit était toujours profonde quand Madické et ses camarades se dispersaient dans les ruelles du village endormi. En se mordillant la joue, l’homme de Barbès se jetait dans son lit, soulagé d’avoir réussi, une fois de plus, à préserver, mieux, à consolider son rang. Il avait été un nègre à Paris et s’était mis, dès son retour, à entretenir les mirages qui l’auréolaient de prestige. Comptant sur l’oralité pour battre tous ceux qui avaient écrit sur cette ville, il était devenu le meilleur ambassadeur de France. Le massage de Madame, il n’en avait pas besoin pour stimuler son routoutou (…), mais il lui fallait au moins ça pour retarder l’instant du cauchemar où il se voyait affublé du nez de Pinocchio. Si ses courtisans gobaient ses fables, sa conscience le malmenait, car ce n’était pas sans peine qu’il donnait le sel pour sucre, même si, au clair de lune, les deux brillent du même éclat. Cependant, l’ego éclipsant le remords, il refoulait le menteur en lui : quel mal y avait-il à trier ses souvenirs, à choisir méthodiquement ceux qui pouvaient être exposés et à laisser les autres enfouis sous la trappe de l’oubli ? Jamais ses récits torrentiels ne laissaient émerger l’existence minable qu’il avait menée en France.
Le sceptre à la main, comment aurait-il pu avouer qu’il avait d’abord hanté les bouches du métro, chapardé pour calmer sa faim, fait la manche, survécu à l’hiver grâce à l’Armée du Salut avant de trouver un squat avec des compagnons d’infortune ? (…) Perpétuel clandestin, c’est muni d’un faux titre de séjour, photocopie de la carte de résident d’un copain-complice, qu’il avait ensuite sillonné l’Hexagone, au bon vouloir d’employeurs peu scrupuleux. […] Doux comme un agneau, ses mâchoires carrées lui dessinèrent bientôt un profil de gardien. La nuit, il affûtait son regard sur la carrosserie des voitures rutilantes qui sommeillaient au sous-sol d’une résidence huppée. Je ne sais qui promenait l’autre, mais avec un chien d’attaque, chacun à une extrémité de la même laisse, il arpentait les allées noires et graisseuses jusqu’au premier « Bonjour, Mamadou » qui signalait la fin de sa faction. Il ne s’appelait pas Mamadou, mais tous les habitants de la résidence le prénommaient ainsi.
La période synonyme pour lui de sortie des ténèbres, l’apothéose même de sa carrière en France, c’était lorsqu’il passa de maître-chien à chien du maître : vigile dans une grande surface, il errait entre les rayons, se pourléchant les babines devant des marchandises hors de sa portée. Pour se venger de sa frustration, il flairait le voleur parmi ses frères d’itinéraire qu’il jugeait assez arrogants pour faire leurs courses comme les Blancs, ou trop pauvres pour être honnêtes. Plusieurs fois, ses griffes de faucon avaient enserré une proie maghrébine ou africaine, lui garantissant les bonnes grâces de son chef. Ses victimes avaient fini par comprendre que le prie ennemi de l’étranger, ce n’est pas seulement l’autochtone raciste, la ressemblance n’étant pas un gage de solidarité.
Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Le Livre de Poche, 2005.
Extrait 7 / L’instituteur
Salie se souvient de M. Ndétare, son instituteur au Sénégal.
Bien sûr que je me souviens de lui.
Monsieur Ndétare, instituteur déjà vieillissant. Avec une lame pour visage, des fourches en guise de mains et des échasses pour l’emmener faire le fonctionnaire dévoué jusqu’aux confins du pays, là où l’État se contente d’un rôle de figurant. Ndétare se distingue des autres habitants de l’île par sa silhouette, ses manières, son air citadin, sa mise européenne, son français académique et sa foi absolue en Karl Marx, dont il cite l’œuvre par chapitre. Syndicaliste, il assure les fonctions de directeur de l’école primaire du village depuis bientôt, un quart de siècle, depuis que le gouvernement, l’ayant considéré comme un agitateur dangereux, l’avait expédié sur l’île en lui donnant pour mission d’instruire des enfants de prolétaires.
Bien sûr que je me le rappelle.
Je lui dois Descartes, je lui dois Montesquieu, je lui dois Victor Hugo, je lui dois Molière, je lui dois Balzac, je lui dois Marx, je lui dois Dostoïevski, je lui dois Hemingway, je lui dois Léopold Sédar Senghor, je lui dois Aimé Césaire, je lui dois Simone de Beauvoir, Marguerite Yourcenar, Mariama Bâ et les autres. Je lui dois mon premier poème d’amour écrit en cachette, je lui dois la première chanson française que j’ai murmurée, parce que je lui dois mon premier phonème, mon premier monème, ma première phrase française lue, entendue et comprise. Je lui dois ma première lettre française écrite de travers sur mon morceau d’ardoise cassée. Je lui dois l’école. Je lui dois l’instruction. Bref, je lui dois mon Aventure ambiguë. Parce que je ne cessais de le harceler, il m’a tout donné : la lettre, le chiffre, la clé du monde. Et parce qu’il a comblé mon premier désir conscient, aller à l’école, je lui dois tous mes petits pas de french cancan vers la lumière.
La classe de monsieur Ndétare n’était jamais fermée. Mais je n’avais pas le droit d’y entrer, je n’étais pas inscrite. Curieuse, intriguée surtout par les mots que prononçaient ses élèves à la sortie des cours - leurs chansons mélodieuses qui n'étaient celles de ma langue, mais d'une autre que je trouvais tout aussi douce à entendre -, je voulais découvrir le génie qui apprenait aux enfants scolarisés tous ces mots mystérieux. Alors, j'ai triché, j'ai volé, j'ai menti, j'ai trahi la personne que j'aime le plus au monde.
J'ai triché : la maison de mes grands-parents était en face de l'école primaire. Lorsque j'accompagnais ma grand-mère au jardin, je l'aidais sagement à arroser ses plantes, puis j'attendais qu'elle fût occupée à soigner ses tomates, ses choux, ses oignons et les autres légumes; feignant alors d'aller me reposer sous le cocotier à l'entrée du jardin, je m'éclipsais. Je déterrais mon ardoise cassée, ramassée à la poubelle, et mes craies - je cachais le tout sous un talus devant le jardin-puis, je filais à l'école en douce.
J'ai volé : pour acheter de la craie, il me suffisait de dérober quelques piécettes à ma grand-mère, elle mettait son porte-manteau, une petite bourse en coton cousue main, sous l'oreiller.
J'ai menti : lorsque je rentrais, des heures plus tard, j'inventais une histoire qui révélait aussitôt ses failles, et la pauvre dame me répétait son sermon, trop - habituel pour m'inquiéter :
- Ah bon ! La prochaine fois tu m'avertiras, hein! T'as compris ? Si tu t'avises de recommencer, je te le ferai regretter. Entendu ?
A l'école, la classe de M. Ndétare, je vous l'ai déjà dit, n'était jamais fermée. J'entrais ; il y avait une place vide au fond, je m'y installais, discrète, et j'écoutais.
Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Le Livre de Poche, 2005.
Extrait complémentaire
C’était encore l’époque de la méthode CLAD : l’instituteur devait faire répéter aux écoliers des mots, des phrases que diffusait une radiocassette. Dès que tous avaient fini, moi aussi je répétais spontanément, et le cirque recommençait. N’en pouvant plus, monsieur Ndétare m’inscrivit au crayon en bas de sa liste officielle et, dès lors, décida de me faire faire tous les exercices comme aux autres élèves. Il ne me chassait plus, au contraire, il m’accordait une attention toute particulière. Voyant que je me débrouillais bien, il me prit un jour par la main :
- Viens, on va voir ta grand-mère.
- Non, non ! Je ne veux pas, je ne peux pas ! Elle ne sait pas que je viens encore ici ! Lâchez-moi ! Lâchez-moi !
- Eh bien, elle va le savoir aujourd’hui !
Elle venait de rentrer de son jardin. Assise sur un banc, elle vidait son panier rempli de légumes.
- Mais qu’as-tu encore fait ? Je t’ai cherchée partout, où étais-tu ?
- A l’école, répondit monsieur Ndétare.
- Mais enfin, quand m’obéiras-tu ? Combien de fois devrai-je te le répéter ? Cette école n’est pas un endroit pour toi !
- Justement, madame Sarr, c’est de ça que je suis venu discuter avec vous.
- Oui, je sais, elle n’écoute pas, cette fois-ci je vous assure qu’elle ne viendra plus vous importuner.
- Non, non, ce n’est pas pour ça que je suis là. Je pense que vous devriez la laisser y aller ; je suis venu vous demander son extrait de naissance afin que je puisse l’inscrire, si vous voulez bien.
Elle me regarda, stupéfaite. Les fonctionnaires, ici, on s’en méfie. On ne sait jamais ce qu’ils peuvent aller raconter en haut lieu. Contrarier un instituteur, un auxiliaire de l’État, surtout à cette époque où le gouvernement encourageait la scolarisation de masse, ça ne venait à l’esprit de personne. Ndétare savait qu’il devait continuer à battre le fer :
- Vous savez, elle se débrouille très bien, et puis ce serait quand même mieux pour elle. Dans un avenir proche, les illettrés ne pourront plus évoluer dans ce pays sans l’aide d’un tiers. Avouez que c’est difficile de devoir demander à quelqu’un de vous rédiger vos lettres, de remplier vos papiers, de vous accompagner dans les bureaux pour la moindre démarche administrative. Et puis, têtue comme elle est, elle est capable de nous réussir un certificat d’études.
Après un moment de silence, la doyenne lâche son verdict :
- Bon, c’est d’accord. Au moins, plus tard, quand elle ira en ville toute seule, elle pourra reconnaître les numéros de bus et lire les noms de rues. Ndakarou, notre capitale, est devenue une ville de Toubabs. Ça lui évitera de se perdre, comme il m’arrive parfois.
Cette réflexion n’eut aucun écho dans ma tête. Pour moi, cette dame qui m’apprenait tout de la vie savait forcément lire et écrire. D’où qu’elle nous vienne, l’intime conviction restera toujours plus poétiques, plus forte et plus rassurante que la réalité.
Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Le Livre de Poche, 2005.
Extrait 8 / Écrire pour se construire
Salie porte un regard sur l’écriture et son rôle.
La nostalgie est ma plaie ouverte et je ne peux m’empêcher d’y fourrer ma plume. L’absence me culpabilise, le blues me mine, la solitude lèche mes joues de sa longue langue glacée qui me fait don de ses mots.
Des mots trop étroits pour porter les mots de l’exil ; des mots trop fragiles pour fendre le sarcophage que l’absence coule autour de moi ; des mots trop limités pour servir de pont entre l’ici et l’ailleurs. Des mots donc, toujours employés à la place de mots absents, définitivement noyés à la source des larmes auxquelles ils donnent leur goût. Finalement, des mots-valises au contenu prohibé, dont le sens, malgré les détours, conduit vers un double soi : moi d’ici, moi de là-bas. […]
L’exil, c’est mon suicide géographique. L’ailleurs m’attire car, vierge de mon histoire, il ne me juge pas sur la base des erreurs du destin, mais en fonction de ce que j’ai choisi d’être ; il est pour moi gage de liberté, d’autodétermination. Partir, c’est avoir tous les courages pour aller accoucher de soi-même, naître de soi en étant la plus légitime des naissances. Tant pis pour les séparations douloureuses et les kilomètres de blues, l’écriture m’offre un sourire maternel complice, car, libre, j’écris pour dire et faire. Les papiers ? Tous les replis de la Terre. Date et lieu de naissance ? Ici et maintenant. Papiers ! Ma mémoire est mon identité.
Étrangère partout, je porte en moi un théâtre invisible, grouillant de fantômes. Seule la mémoire m’offre sa scène. Au cœur de mes nuits d’exil, j’implore Morphée, mais l’anamnèse1 m’éclaire et je me vois entourée des miens. Partir c’est porter en soi non seulement tous ceux qu’on a aimés, mais aussi ceux qu’on détestait. Partir, c’est devenir un tombeau ambulant rempli d’ombres, où les vivants et les morts ont l’absence en partage. Partir, c’est mourir d’absence. On revient, certes, mais on revient autre. Au retour, on cherche, mais on ne retrouve jamais ceux qu’on a quittés. La larme à l’œil, on se résigne à constater que les masques qu’on leur avait taillés ne s’ajustent plus. Qui sont ces gens que j’appelle mon frère, ma sœur, etc. ? Qui suis-je pour eux ? L’intruse qui porte en elle celle qu’ils attendent et qu’ils désespèrent de retrouver ? L’étrangère qui débarque ? La sœur qui part ? Ces questions accompagnent ma valse entre les deux continents. [...]
Chez moi ? Chez l’autre ? Être hybride, l’Afrique et l’Europe se demandent, perplexes, quel bout de moi leur appartient. Je suis l’enfant présenté au sabre du roi Salomon pour le juste partage. Exilée en permanence, je passe mes nuits à souder les rails qui mènent à l’identité. L’écriture est la cire chaude que je coule entre les sillons creusés par les bâtisseurs de cloisons des deux bords. Je suis cette chéloïde qui pousse là où les hommes, en traçant leurs frontières, ont blessé la terre de Dieu. »
Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Le Livre de Poche, 2005.
Texte 9 / L’écriture dans Le Ventre de l’Atlantique
Une relation apaisée à l’exil est donc possible et le roman se donne comme une mise en abyme des vertus de l’écriture à cet égard. En effet, cet exil fatal (…) est aussi pour Salie l’occasion d’une nouvelle naissance : « partir c’est avoir tous les courages pour aller accoucher de soi-même ». Et cette autre naissance est celle d’un être hybride qui, certes, est « en détresse de n’être pas deux », cet « enfant présenté au sabre de Salomon pour le juste partage » mais qui « passe [ses] nuits à souder les rails qui mènent à l’identité ». L’écriture n’est donc pas forcément déchirement, elle peut se faire soudure, recherche d’apaisement.
Ainsi, il est vrai que la majeure partie du roman illustre les failles du langage, avec des « mots trop étroits […] pour servir de pont entre l’ici et l’ailleurs », le roman opère en même temps et en profondeur une conversion, celle de Madické qui renoncera à s’exiler, préférant finalement rester chez lui s’occuper de sa boutique. Il cessera ainsi de harceler sa sœur, ce qui peut apparaître comme une métaphore des vertus de l’écriture, l’esprit de Salie, comme celui de l’auteur, parvenant à la fin du roman à trouver le repos.
Enfin, l’écriture elle-même parvient à réaliser la fusion des identités. Fatou Diome ne parle pas cette langue qui « porte des pantalons, des costumes, des cravates, des chaussures fermées ; ou alors, des jupes, des tailleurs, des lunettes et des hauts talons » et que l’on entend seulement dans les bureaux de Dakar… Bien au contraire, même si sa langue se veut l’héritière de Descartes, Montesquieu, Hugo ou Molière, son écriture n’en demeure pas moins sa « marmite de sorcière » dans laquelle « la nuit [elle] mijote des rêves », parvenant ainsi à relier les deux berges, souder les deux cloisons, réaliser l’alchimie qui mène peu à peu à la joie et à la sérénité.
Virginie Brinker, « L’écriture comme cire chaude entre les cloisons des deux bords »,
La Plume francophone, 6 juin 2007.
Compléments pour mieux comprendre le roman