Parcours de lecture - Gaël Faye, Petit Pays
Accepter, avancer, y retourner.
RESUME
Après le génocide, Gabriel et sa sœur Ana sont rapatriés en France.
A la fin du livre, le lecteur retrouve le narrateur adulte, comme au début du livre, c'est à dire vingt ans plus tard au moment où il reçoit un appel de son ami Armand lui disant de revenir au Burundi. Gabriel y retourne et retrouve Armand, resté au pays depuis le génocide.
Document 1. Extrait du chapitre 36
Vous pouvez vous aider de la lecture audio. Lecture d'une élève.
Armand est devenu un grand gaillard, cadre dirigeant d’une banque commerciale. Il a pris du ventre et des responsabilités. Le soir de mon retour, il insiste pour m’emmener au cabaret de l’impasse […] Il insiste pour que je lui raconte la vie que nous avons eue, Ana et moi, à notre arrivée en France. Je n’ose me plaindre en imaginant ce que lui a dû traverser pendant les quinze ans de guerre qui ont suivi notre départ. Je lui confie seulement, un peu gêné, que ma sœur ne veut plus jamais entendre parler du Burundi Les années ont passé, on évite certains sujets. Comme la mort de mon père, tombé dans une embuscade, sur la route de Bugarama, quelques jours après notre départ. On ne parle pas non plus de l’assassinat du sien et de tout ce qui a suivi. Certaines blessures ne guérissent pas […]
Armand décapsule une quatrième bouteille. Nous rions sous une lune rousse, nous nous remémorons nos bêtises d’enfants, nos jours heureux. Je retrouve un peu de ce Burundi éternel que je croyais disparu. Une sensation agréable d’être revenu à la maison s’empare de moi. Dans cette obscurité, noyé sous le froissement des chuchotements des clients, je peine à discerner au loin un étrange filet de voix, réminiscence sonore qui s’insinue en moi. Est-ce l’effet de l’alcool ? Je me concentre. L’évocation disparaît. On ouvre de nouvelles bières […]
Mais, La voix chantonne à nouveau à mon oreille. Je saisis le bras d’Armand. Je balbutie : « Tu entends... » Je me mords la lèvre. Je tremble. Armand pose sa main sur mon épaule. « Gaby, je ne savais pas comment te le dire. Je préférais que tu le découvres par toi-même. Elle vient ici tous les soirs depuis des années... » La voix, une voix d’outre-tombe, me pénètre les os. Murmure une histoire de taches au sol qui ne partent pas. Je bouscule des ombres, trébuche contre des casiers de bières, tâtonne dans le noir, m’approche du fond de la cabane. Recroquevillée sur le sol, dans l’angle de la pièce, elle tète au chalumeau un alcool artisanal. Je la retrouve vingt ans plus tard, qui ont compté cinquante sur son corps méconnaissable. Je me penche vers la vieille dame. J’ai l’impression qu’elle me reconnaît, à la façon dont elle me fixe à la lueur du briquet que j’approche de son visage. Avec une tendresse infinie, Maman pose délicatement sa main sur ma joue : « C’est toi, Christian ? »
J’ignore encore ce que je vais faire de ma vie. Pour l’instant, je compte rester ici, m’occuper de Maman, attendre qu’elle aille mieux.
Le jour se lève et j’ai envie de l’écrire. Je ne sais pas comment cette histoire finira. Mais je me souviens comment tout a commencé.
Gaël Faye, Petit Pays, Editions Grasset, 2016, extrait du chapitre 36.