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Parcours de lecture - Gaël Faye, Petit Pays

Problématique : Comment l’auteur exprime-t-il sa nostalgie et ses craintes ?
ECRIRE SA NOSTALGIE
Document 1. Le prologue de Petit Pays

Le narrateur est Gabriel. Il est surnommé Gaby. Comme l'auteur, il a dû fuir son pays, à cause d'un génocide. Réfugié en France, il a le mal du pays. Il se remémore ses souvenirs suite à l'appel téléphonique d'un ami enfance resté au pays. Il se rappelle notamment les années 1992 et 1993. Il vivait alors au Burundi et avait une vie paisible avec ses parents et ses amis dans son impasse à Bujumbura jusqu'à ce que son quotidien soit bouleversé par la guerre civile

Vous pouvez vous aider de la lecture audio. Lecture de l’auteur.

Prologue 01Gaël Faye
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    Je ne sais vraiment pas comment cette histoire a commencé. Papa nous avait pourtant tout expliqué, un jour, dans la camionnette.
   – Vous voyez, au Burundi c’est comme au Rwanda. Il y a trois groupes différents, on appelle ça les ethnies. Les Hutu sont les plus nombreux, ils sont petits avec de gros nez.
   – Comme Donatien ? j’avais demandé.
   – Non, lui c’est un Zaïrois, c’est pas pareil. Comme Prothé, par exemple, notre cuisinier. Il y a aussi les Twa, les pygmées. Eux, passons, ils sont quelques-uns seulement, on va dire qu’ils ne comptent pas. Et puis il y a les Tutsi, comme votre maman. Ils sont beaucoup moins nombreux que les Hutu, ils sont grands et maigres avec des nez fins et on ne sait jamais ce qu’ils ont dans la tête. Toi, Gabriel, avait-il dit en me pointant du doigt, tu es un vrai Tutsi, on ne sait jamais ce que tu penses.
   Là, moi non plus je ne savais pas ce que je pensais. De toute façon, que peut-on penser de tout ça ? Alors j’ai demandé : :
   – La guerre entre les Tutsi et les Hutu, c’est parce qu’ils n’ont pas le même territoire ?
   – Non, ça n’est pas ça, ils ont le même pays.
   – Alors... ils n’ont pas la même langue ?
   – Si, ils parlent la même langue.
   – Alors, ils n’ont pas le même dieu ?
   – Si, ils ont le même dieu.
   – Alors... pourquoi se font-ils la guerre ?
   – Parce qu’ils n’ont pas le même nez.
    La discussion s’était arrêtée là. C’était quand même étrange cette affaire. Je crois que Papa non plus n’y comprenait pas grand-chose. À partir de ce jour-là, j’ai commencé à regarder le nez et la taille des gens dans la rue. Quand on faisait des courses dans le centre-ville, avec ma petite sœur Ana, on essayait discrètement de deviner qui était Hutu ou Tutsi. On chuchotait :
   – Lui avec le pantalon blanc, c’est un Hutu, il est petit avec un gros nez.
   – Ouais, et lui là-bas, avec le chapeau, il est immense, tout maigre avec un nez tout fin, c’est un Tutsi.
   – Et lui, là-bas, avec la chemise rayée, c’est un Hutu.
   – Mais non, regarde, il est grand et maigre.
   – Oui, mais il a un gros nez !
   C’est là qu’on s’est mis à douter de cette histoire d’ethnies.

Gaël Faye, Petit Pays, Editions Grasset, 2016, extrait du prologue.

Document 2. Suite du prologue

Gaby, a dû fuir son pays, le Burundi, à cause du génocide. Réfugié en France, il a le mal du pays…

Vous pouvez vous aider de la lecture audio. Lecture de l’auteur.

Suite du prologueGaël Faye
00:00 / 02:59

    Je m’observe en société, au travail, avec mes collègues de bureau. Est-ce bien moi, ce type dans le miroir de l’ascenseur ? Ce garçon près de la machine à café qui se force à rire ? Je ne me reconnais pas. Je viens de si loin que je suis encore étonné d’être là. Mes collègues parlent de la météo et du programme télé. Je ne les écoute plus. Je respire mal. J’élargis le col de ma chemise. J’ai le corps emmailloté. J’observe mes chaussures cirées, elles brillent, me renvoient un reflet décevant. Que sont devenus mes pieds ? Ils se cachent. Je ne les ai plus jamais vus se promener à l’air libre. Je m’approche de la fenêtre. Le ciel est bas. Il pleut un crachin gris et gluant, il n’y a aucun manguier dans le petit parc coincé entre le centre commercial et les lignes de chemin de fer. Ce soir-là, en sortant du travail, je cours me réfugier dans le premier bar, en face de la gare. Je m’assois devant le Baby-foot et je commande un whisky pour fêter mes trente-trois ans. Je tente de joindre Ana sur son portable, elle ne répond pas. Je m’acharne. Compose son numéro à plusieurs reprises. Je finis par me rappeler qu’elle est en voyage d’affaires à Londres. Je veux lui raconter, lui dire pour le coup de fil de ce matin. Ça doit être un signe du destin.
   Je dois y retourner. Ne serait-ce que pour en avoir le cœur net. Solder une bonne fois pour toutes cette histoire qui me hante. Refermer la porte derrière moi, pour toujours. Je commande un autre whisky. Le bruit de la télévision au-dessus du bar couvre un instant le cours de ma pensée. Une chaîne d’infos en continu diffuse des images d’êtres humains fuyant la guerre. J’observe leurs embarcations de fortune accoster sur le sol européen. Les enfants qui en sortent sont transis de froid, affamés, déshydratés. Ils jouent leur vie sur le terrain de la folie du monde. Je les regarde, confortablement installé là, dans la tribune présidentielle, un whisky à la main. L’opinion publique pensera qu’ils ont fui l’enfer pour trouver l’Eldorado. Foutaises ! On ne dira rien du pays en eux. La poésie n’est pas de l’information. Pourtant, c’est la seule chose qu’un être humain retiendra de son passage sur terre. Je détourne le regard de ces images, elles disent le réel, pas la vérité. Ces enfants l’écriront peut-être, un jour. Je me sens triste comme une aire d’autoroute vide en hiver. C’est chaque fois la même chose, le jour de mon anniversaire, une lourde mélancolie s’abat sur moi comme une pluie tropicale quand je repense à Papa, Maman, les copains, et à cette fête d’éternité autour du crocodile éventré au fond du jardin…

Gaël Faye, Petit Pays, Editions Grasset, 2016, extrait du prologue.

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