Parcours de lecture - Gaël Faye, Petit Pays
La Guerre au quotidien
INTRODUCTION
Dans les chapitres qui précédent, le narrateur a raconté sa vie au quotidien au Burundi : les moments heureux passés en famille, la vie dans l'impasse à Bujumbura où il habite et joue avec sa bande de copains, la planque (là où il se retrouve avec ses amis), l'école, les tensions entre ses parents qui l'attristent beaucoup.
Au moment des extraits qui suivent, Gabriel vit entre ses deux parents à présent divorcés. Suite à un coup d’État, le pays et sa capitale ont sombré dans le chaos.
Document 1. Extrait du chapitre 22
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Un nouveau phénomène s’était emparé de la capitale. On appelait ça les journées « ville morte ». Des tracts étaient diffusés en ville avec des messages invitant la population à ne pas circuler un ou plusieurs jours précis. Lorsque ces opérations débutaient, des bandes de jeunes descendaient dans la rue, avec la bienveillance des forces de l’ordre, dressaient des barrages sur les axes principaux des différents quartiers, et agressaient ou jetaient des pierres sur les voitures ou les passants qui osaient sortir de chez eux. La peur s’abattait alors sur la ville. Les magasins restaient clos, les écoles fermaient, les vendeurs ambulants disparaissaient et chacun se barricadait chez lui. Le lendemain de ces journées de paralysie, on comptait les cadavres dans les caniveaux, on ramassait les pierres sur la chaussée et la vie reprenait son cours habituel.
Papa était désemparé. Lui qui cherchait à nous maintenir éloigné de la politique, se trouvait bien incapable de nous cacher la situation du pays. Il avait les traits tirés, s’inquiétait pour ses enfants et ses affaires.
À l’école, les relations entre les élèves burundais avaient changé. C’était subtil, mais je m’en rendais compte. Il y avait beaucoup d’allusions mystérieuses, de propos implicites. Lorsqu’il fallait créer des groupes, en sport ou pour préparer des exposés, on décelait rapidement une gêne. Je n’arrivais pas à m’expliquer ce changement brutal, cet embarras palpable.
Jusqu’à ce jour, à la récréation, où deux garçons burundais se sont battus derrière le grand préau, à l’abri du regard des profs et des surveillants. Les autres élèves burundais, échaudés par l’altercation, se sont rapidement séparés en deux groupes, chacun soutenant un garçon. « Sales Hutu », disaient les uns, « sales Tutsi » répliquaient les autres.
Cet après-midi-là, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans la réalité profonde de ce pays. J’ai découvert l’antagonisme hutu et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d’un camp ou d’un autre. Ce camp, tel un prénom qu’on attribue à un enfant, on naissait avec, et il nous poursuivait à jamais. Hutu ou tutsi. C’était soit l’un soit l’autre. Pile ou face. Comme un aveugle qui recouvre la vue, j’ai alors commencé à comprendre les gestes et les regards, les non-dits et les manières qui m’échappaient depuis toujours.
La guerre, sans qu’on lui demande, se charge toujours de nous trouver un ennemi. Moi qui souhaitais rester neutre, je n’ai pas pu. J’étais né avec cette histoire. Elle coulait en moi. Je lui appartenais.
Gaël Faye, Petit Pays, Editions Grasset, 2016, extrait du chapitre 22.
Document 2. Extraits des chapitres 27 et 22
CHAPITRE 27
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Francis envoyait des ronds de fumée au-dessus de nos têtes. Armand a cessé de faire le pitre. J’aurais voulu dire à Gino qu’il se trompait, qu’il généralisait, que si on se vengeait chaque fois, la guerre serait sans fin, mais j’étais perturbé par ce qu’il venait de révéler sur sa mère. Je me disais que son chagrin était plus fort que sa raison. La souffrance est un joker dans le jeu de la discussion, elle couche tous les autres arguments sur son passage. En un sens, elle est injuste.
– Gino a raison. Dans la guerre, personne ne peut être neutre ! a dit Francis avec un air de monsieur-je-sais-tout qui m’irritait au plus haut point.
– Tu peux parler, toi, t’es zaïrois, a dit Armand en pouffant de rire.
– Ouais, je suis zaïrois, mais zaïrois tutsi.
– Tiens voilà autre chose !
– On nous appelle les Banyamulenge.
– Ça non plus, jamais entendu parler, a dit Armand.
– Et si on ne veut pas choisir de camp ? j’ai demandé.
– On n’a pas le choix, on a tous un camp, a dit Gino, avec un sourire hostile.
Gaël Faye, Petit Pays, Editions Grasset, 2016, extrait du chapitre 27.
CHAPITRE 22
Cet après-midi-là, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans la réalité profonde de ce pays. J’ai découvert l’antagonisme hutu et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d’un camp ou d’un autre. Ce camp, tel un prénom qu’on attribue à un enfant, on naissait avec, et il nous poursuivait à jamais. Hutu ou tutsi. C’était soit l’un soit l’autre. Pile ou face. Comme un aveugle qui recouvre la vue, j’ai alors commencé à comprendre les gestes et les regards, les non-dits et les manières qui m’échappaient depuis toujours.
La guerre, sans qu’on lui demande, se charge toujours de nous trouver un ennemi. Moi qui souhaitais rester neutre, je n’ai pas pu. J’étais né avec cette histoire. Elle coulait en moi. Je lui appartenais.
Gaël Faye, Petit Pays, Editions Grasset, 2016, extrait du chapitre 22.