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Parcours de lecture - Gaël Faye, Petit Pays

Comment témoigner de l’enfer ?
RESUME

Yvonne, la mère de Gabriel, dès la fin du génocide au Rwanda, s'est rendue dans son pays pour retrouver sa famille (sa tante Eusébie, ses neveux et nièces, dont Christian). Gabriel et sa sœur Ana sont restés au Burundi avec leur père. Quand leur mère revient au Burundi au bout de deux mois, elle est en état de choc.

Document 1. Extrait du chapitre 28

    Nous étions à table, quand on a vu la voiture de Jacques entrer dans la parcelle. Maman est descendue de la Range Rover. Cela faisait deux mois que nous n’avions plus de ses nouvelles. Elle était méconnaissable. Elle avait maigri. Un pagne était grossièrement noué autour de sa taille, elle flottait dans une chemise brunâtre et ses pieds nus étaient couverts de crasse. Elle n’était plus la jeune citadine élégante et raffinée que nous connaissions, elle ressemblait à une paysanne crottée revenant de son champ de haricots. Ana s’est élancée en bas des marches, a sauté dans ses bras. Maman était si vacillante qu’elle a bien failli tomber à la renverse.
   J’ai vu ses traits tirés, ses yeux jaunes et cernés, sa peau flétrie. Le col de sa chemise ouverte laissait apparaître des plaques de boutons sur son corps. Elle était devenue vieille.
   – As-tu retrouvé tantine Eusébie et les cousins ?
   Maman a fait non de la tête. Nous étions suspendus à ses lèvres. Elle n’a rien dit. J’ai voulu poser la même question pour Pacifique, mais Papa m’a fait un signe de la main pour que j’attende un peu. Maman mastiquait lentement sa nourriture, comme un vieillard malade. Avec des gestes fatigués, elle prenait son verre d’eau, avalait des petites gorgées. Elle malaxait de la mie de pain, faisait des boulettes qu’elle plaçait méthodiquement devant son assiette. Elle ne nous regardait pas, elle était absorbée par la nourriture. Quand elle a roté bruyamment, on s’est tous arrêtés pour la fixer, même Prothé4 qui commençait à débarrasser la table. Comme si de rien n’était, elle a repris une gorgée d’eau puis ingurgité un bout de pain. 

Gaël Faye, Petit Pays, Editions Grasset, 2016, extrait du chapitre 28.

Document 2. Suite du chapitre 28

Vous pouvez vous aider de la lecture audio. 

Chapitre 28Gaël Faye
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    – As-tu retrouvé tantine Eusébie et les cousins ?
   Maman a fait non de la tête. Nous étions suspendus à ses lèvres. Elle n’a rien dit. J’ai voulu poser la même question pour Pacifique, mais Papa m’a fait un signe de la main pour que j’attende un peu. Maman mastiquait lentement sa nourriture, comme un vieillard malade. Avec des gestes fatigués, elle prenait son verre d’eau, avalait des petites gorgées. Elle malaxait de la mie de pain, faisait des boulettes qu’elle plaçait méthodiquement devant son assiette. Elle ne nous regardait pas, elle était absorbée par la nourriture. Quand elle a roté bruyamment, on s’est tous arrêtés pour la fixer, même Prothé qui commençait à débarrasser la table. Comme si de rien n’était, elle a repris une gorgée d’eau puis ingurgité un bout de pain. Cette tenue, cette attitude, ce ne pouvait pas être elle... Papa voulait établir un contact mais ne savait pas comment s’y prendre pour ne pas la brusquer. Il n’a pas eu besoin de le faire. Maman s’est mise à parler d’elle-même, avec une voix calme et lente, comme quand elle me racontait des légendes pour m’endormir, quand j’étais petit :
   – Je suis arrivée à Kigali le 5 juillet. La ville venait d’être libérée par le FPR. Le long de la route, une file interminable de cadavres jonchait le sol. On entendait des tirs sporadiques. Les militaires du FPR tuaient des hordes de chiens qui se nourrissaient de chair humaine depuis trois mois. Des survivants aux regards hébétés erraient dans les rues. Je suis arrivée devant le portail de tante Eusébie. Il était ouvert. Quand je suis entrée dans la parcelle, j’ai voulu rebrousser chemin, à cause de l’odeur. J’ai tout de même trouvé le courage de continuer. Dans le salon, il y avait trois enfants par terre. J’ai retrouvé le quatrième corps, celui de Christian, dans le couloir. Je l’ai reconnu car il portait un maillot de l’équipe de foot du Cameroun. J’ai cherché tante Eusébie partout. Aucune trace. Dans le quartier, personne ne pouvait m’aider. J’étais seule. J’ai dû enterrer moi-même les enfants dans le jardin. Je suis restée une semaine dans la maison. 

Gaël Faye, Petit Pays, Editions Grasset, 2016, extrait du chapitre 28.

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