Parcours de lecture - Gaël Faye, Petit Pays
La lecture : un plaisir, un refuge
INTRODUCTION
Au Rwanda, les Hutu ont commencé le génocide des tutsi, ce qui a aggravé les tensions au Burundi, pays voisin. De plus en plus livré à lui-même dans un pays en crise, Gabriel rencontre sa voisine, Mme Economopoulos.
Document 1. Extrait du chapitre 27
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Dans son grand salon, mon regard a tout de suite été attiré par la bibliothèque lambrissée qui couvrait entièrement un des murs de la pièce. Je n’avais jamais vu autant de livres en un seul lieu.
– Vous avez lu tous ces livres ? j’ai demandé.
– Oui. Certains plusieurs fois, même. Ce sont les grands amours de ma vie. Ils me font rire, pleurer, douter, réfléchir. Ils me permettent de m’échapper. Ils m’ont changée, ont fait de moi une autre personne.
– Un livre peut nous changer ?
– Bien sûr, un livre peut te changer ! Et même changer ta vie. Comme un coup de foudre. Et on ne peut pas savoir quand la rencontre aura lieu. Il faut se méfier des livres, ce sont des génies endormis […]
J’énonçais en silence les titres que je lisais. Mme Economopoulos m’observait sans rien dire, mais alors que je m’attardais particulièrement sur un livre, intrigué par le titre, elle m’a encouragé.
– Prends-le, je suis sûre qu’il te plaira.
Ce soir-là, avant d’aller au lit, j’ai emprunté une lampe torche dans un des tiroirs du secrétaire de Papa. Sous les draps, j’ai commencé à lire le roman, l’histoire d’un vieux pêcheur, d’un petit garçon, d’un gros poisson, d’une bande de requins... Au fil de la lecture, mon lit se transformait en bateau, j’entendais le clapotis des vagues taper contre le bord du matelas, je sentais l’air du large et le vent pousser la voile de mes draps.
Le lendemain, j’ai rapporté le livre à Mme Economopoulos.
– Tu l’as déjà terminé ? Bravo, Gabriel ! Je vais t’en prêter un autre.[...]
Chaque fois que je lui rapportais un livre, Mme Economopoulos voulait savoir ce que j’en avais pensé. Je me demandais ce que cela pouvait bien lui faire. Au début, je lui racontais brièvement l’histoire, quelques actions significatives, le nom des lieux et des protagonistes. Je voyais qu’elle était contente et j’avais surtout envie qu’elle me prête à nouveau un livre pour filer dans ma chambre le dévorer.
Et puis, j’ai commencé à lui dire ce que je ressentais, les questions que je me posais, mon avis sur l’auteur ou les personnages. Ainsi je continuais à savourer mon livre, je prolongeais l’histoire. J’ai pris l’habitude de lui rendre visite tous les après-midi. Grâce à mes lectures, j’avais aboli les limites de l’impasse, je respirais à nouveau, le monde s’étendait plus loin, au-delà des clôtures qui nous recroquevillaient sur nous-mêmes et sur nos peurs. Je n’allais plus à la planque, je n’avais plus envie de voir les copains, de les écouter parler de la guerre, des villes mortes, des Hutu et des Tutsi. Avec Mme Economopoulos, nous nous asseyions dans son jardin sous un jacaranda mimosa. Sur sa table en fer forgé, elle servait du thé et des biscuits chauds. Nous discutions pendant des heures des livres qu’elle mettait entre mes mains. Je découvrais que je pouvais parler d’une infinité de choses tapies au fond de moi et que j’ignorais. Dans ce havre de verdure, j’apprenais à identifier mes goûts, mes envies, ma manière de voir et de ressentir l’univers.
Gaël Faye, Petit Pays, Editions Grasset, 2016, extrait du chapitre 22.