Annie Ernaux, L'Autre Fille (2011)
Dans son roman autobiographique L’Autre Fille, Annie Ernaux répond à la demande d’un éditeur : « Écrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite ».
Extrait 1 : Incipit
C’est une photo de couleur sépia, ovale, collée sur le carton jauni d’un livret, elle montre un bébé juché de trois quarts sur des coussins festonnés1, superposés. Il est revêtu d’une chemise brodée, à une seule bride, large, sur laquelle s’attache un gros nœud un peu en arrière de l’épaule, comme une grosse fleur ou les ailes d’un papillon géant. Un bébé tout en longueur, peu charnu, dont les jambes écartées avancent, tendues jusqu’au rebord de la table. Sous ses cheveux bruns ramenés en rouleau sur son front bombé, il écarquille les yeux avec une intensité presque dévorante. Ses bras ouverts à la manière d’un poupard2 semblent s’agiter. On dirait qu’il va bondir. Au-dessous de la photo, la signature du photographe – M. Ridel, Lillebonne3 – dont les initiales entrelacées ornent aussi le coin supérieur gauche de la couverture, très salie, aux feuillets à moitié détachés l’un de l’autre.
Quand j’étais petite, je croyais – on avait dû me le dire – que c’était moi. Ce n’est pas moi, c’est toi.
Il y avait pourtant une autre photo de moi, prise chez le même photographe, sur la même table, les cheveux bruns pareillement en rouleau, mais j’apparaissais dodue, avec des yeux enfoncés dans une bouille ronde, une main entre les cuisses. Je ne me souviens pas avoir été intriguée alors par la différence, patente4, entre les deux photos.
Annie Ernaux, L’Autre Fille, collection « Les Affranchis », p.9-10, Nil Éditions, 2011
1. Ornés de broderies. / 2. Bébé joufflu. / 3. Ville de naissance de l’auteur. / 4. Évidente.

Extrait 2 : L'absente
D’après l’état civil tu es ma sœur. Tu portes le même patronyme1 que le mien, mon nom de « jeune fille », Duchesne. Dans le livret de famille des parents presque en lambeaux, à la rubrique Naissance et Décès des Enfants issus du Mariage, nous figurons l’une au-dessous de l’autre. Toi en haut avec deux tampons de la mairie de Lillebonne (Seine-Inférieure), moi avec un seul – c’est dans un autre livret officiel que sera remplie pour moi la case décès, celui qui atteste de ma reproduction d’une famille, avec un autre nom. Mais tu n’es pas ma sœur, tu ne l’as jamais été. Nous n’avons pas joué, mangé, dormi ensemble. Je ne t’ai jamais touchée, embrassée. Je ne connais pas la couleur de tes yeux. Je ne t’ai jamais vue. Tu es sans corps, sans voix, juste une image plate sur quelques photos en noir et blanc. Je n’ai pas de mémoire de toi. Tu étais déjà morte depuis

A Yvetôt, le commerce des parents d’Annie Ernaux, ici à la fenêtre entre deux cousines.
deux ans et demi quand je suis née. Tu es l’enfant du ciel, la petite fille invisible dont on ne parlait jamais, l’absente de toutes les conversations. Le secret.
Tu as toujours été morte. Tu es entrée morte dans ma vie l’été de mes dix ans. Née et morte dans un récit, comme Bonny, la petite fille de Scarlett et de Rhett dans Autant en emporte le vent2.
La scène du récit se passe pendant les vacances 1950, le dernier été des grands jeux du matin au soir entre cousines, quelques filles du quartier et des citadines en vacances à Yvetot. On jouait à la marchande, aux grandes personnes, on se fabriquait des maisons dans les nombreuses dépendances de la cour du commerce des parents, avec des casiers à bouteilles, des cartons et des vieux tissus. On chantait chacune son tour, debout sur la balançoire, Il fait bon chez vous Maître Pierre et Ma guêpière et mes longs jupons, comme au crochet radiophonique. On s’échappait pour cueillir des mûres. Les garçons étaient interdits par les parents sous le prétexte qu’ils préféraient les jeux brutaux. Le soir on se séparait, sales comme des peignes. Je me lavais les bras et les jambes, heureuse de recommencer le lendemain. L’année d’après, les filles seront toutes dispersées, ou fâchées, je m’ennuierai et je ne ferai que lire.
Je voudrais continuer à décrire ces vacances-là, retarder. Faire le récit de ce récit, ce sera en finir avec le flou du vécu, comme entreprendre de développer une pellicule photo conservée dans un placard depuis soixante ans et jamais tirée.
Annie Ernaux, L’Autre Fille, collection « Les Affranchis », p.12-14, Nil Éditions, 2011
1. Nom de famille / 2. Roman de Margaret Mitchell (1936).